LA CLEF DES CHAMPS

Allongé dans l’obscurité de sa cage, Abernathy rêvait aux prairies ensoleillées de Landover. Il ne se sentait guère en forme depuis quelque temps. Probablement les effets de la claustration et de la nourriture – ou, plus exactement, du manque de nourriture, en l’occurrence. Il supputait cependant que quelque chose dans l’atmosphère même de cet univers étranger affaiblissait son organisme. Ce n’étaient, bien entendu, que des présomptions, mais… n’était-ce pas curieux qu’il passât ainsi son temps à somnoler ? Non pas qu’il luttât bien farouchement contre l’engourdissement du sommeil. Après tout, pourquoi résister à la douce fantasmagorie des songes, quand on est condamné à une aussi sordide réalité ?

Cela faisait deux jours qu’il n’avait pas revu Élisabeth. Les gardes avaient multiplié leurs rondes et la fillette craignait probablement d’être prise en flagrant délit. Michel Ard Rhi avait bien fait une apparition, mais sa courte visite remontait également à quarante-huit heures. Il lui avait jeté un regard indifférent, lui avait demandé s’il avait quelque chose à lui donner, puis, devant l’évidente mauvaise volonté de son prisonnier, avait tourné les talons, sans ajouter un mot.

Depuis, il n’avait plus eu aucune visite.

Une terrible angoisse commençait à le ronger : on allait l’abandonner là, le laisser… crever comme un chien !

Cette idée le tira de son sommeil. Il joua un moment avec elle. Peut-être n’était-elle pas si mauvaise, après tout. Quelle autre perspective avait-il ? Pouvait-il décemment troquer sa vie contre le médaillon ? Non, bien sûr que non ! Tout son être se révoltait à cette seule pensée. Son intégrité, son sens du devoir s’y refusaient catégoriquement. Comment aurait-il pu ne serait-ce qu’envisager de remettre un tel pouvoir entre les mains d’un monstre de cruauté comme Michel Ard Rhi ? La mort elle-même serait préférable à pareille ignominie !

Cela dit, lorsqu’il ne serait plus de ce monde, qui empêcherait Michel Ard Rhi de s’emparer du médaillon sur son cadavre ?

Il replongea dans les affres du désespoir et ferma les yeux pour chercher l’oubli du sommeil.

— Psst ! Abernathy ! Réveille-toi !

Le scribe souleva lentement les paupières. Élisabeth se tenait juste devant lui, de l’autre côté des barreaux. Elle gesticulait impatiemment.

— Allez ! Réveille-toi !

Abernathy se redressa, fouilla mollement dans ses poches pour récupérer ses besicles et les posa de guingois sur son museau.

— Je suis réveillé, Élisabeth, marmonna-t-il d’une voix pâteuse, en redressant ses lunettes.

— Ça tombe bien ! chuchota la fillette en tripotant la porte de la cage. Parce qu’on déménage !

Hébété, le scribe vit la gamine localiser la serrure, y insérer une clef et ouvrir la grille.

— Alors ? Qu’est-ce que tu dis de ça ? fit-elle d’un air fanfaron.

— Élisabeth…

— J’ai trouvé la clef dans la salle de garde, accrochée à un clou, derrière tout un tas de caisses. Ils ne vont pas la chercher de sitôt ! Et puis, je l’aurai remise avant même qu’ils s’aperçoivent de sa disparition. Ne t’inquiète pas. Personne ne m’a vue.

— Mais, Élisabeth…

— Allez ! Viens ! Qu’est-ce que t’attends ?

Le scribe semblait incapable de bouger, le regard rivé sur la porte ouverte, bouche bée.

— Tu veux sortir de là, oui ou non ? s’impatienta la fillette.

Des aboiements résonnèrent soudain dans le couloir. Les malheureux chiens emprisonnés hurlaient à la mort. Abernathy se mit aussitôt à ramper vers la porte.

Il se redressa dans le couloir. Debout pour la première fois depuis des jours ! Il se sentait revivre. Élisabeth referma la cage.

— Par là ! Vite !

Ils traversèrent le couloir et se faufilèrent par la brèche du passage secret. La fillette se retourna, poussa le pan de muraille qui pivota sans offrir la moindre résistance et la brèche disparut. Les cris des chiens furent immédiatement ensevelis sous un silence sépulcral.

Ils restèrent un instant immobiles dans l’obscurité. Élisabeth alluma une lampe de poche, éclaira les premières marches d’un escalier et montra le chemin. Abernathy lui emboîta le pas.

— Va pas falloir lambiner. Les Coles sont déjà là pour aller à la chorale. Tu te souviens de ma copine Nita ? Bon. Eh bien, c’est ses parents. Ils sont en train de discuter avec mon père, pendant que je m’habille.

Abernathy remarqua alors qu’elle portait une robe rose ornée d’un petit col et de volants blancs : accoutrement qui contrastait singulièrement avec les sortes de braies d’épaisse toile bleue qu’elle portait lors de leur première rencontre – comment appelait-on cela déjà ? Des « jeans » ?

— Nita monte la garde dans ma chambre. Quand on sera là-haut, elle descendra dire à ses parents que j’arrive. Pendant ce temps, je te conduirai en douce par l’escalier de service jusqu’à la porte qui donne sur la cour. La voiture des Coles est garée juste devant. Tu te cacheras dans le coffre. Les gardes n’arrêteront pas les Coles. Surtout pas si mon père est avec eux.

— Une voiture ? Tu veux dire une automobile ? Un de ces engins mécaniques qui…

— Chuuuut ! Oui, oui ! Une automobile. Mais, vas-tu m’écouter, au lieu de m’interrompre toutes les cinq minutes ! Quand on sera à l’école, on rentrera tous à l’intérieur pour voir la chorale. Mais je dirai que j’ai oublié mon sac, que j’aurai laissé exprès, et je ressortirai pour te laisser sortir, O.K. ?

— Et si je ne peux pas sortir ? Et si je ne peux pas respirer dans ce… cette chose ? Et si…

— Abernathy ! (La fillette se retourna, exaspérée.) Arrête de rouspéter ! Je te ferai sortir, puisque je te le dis ! Et on respire très bien dans un coffre. Maintenant, écoute-moi ! J’ai trouvé quelqu’un qui veut bien t’aider pour aller en Virginie.

Ils avaient atteint un palier. Élisabeth se retourna. Ses yeux pétillaient.

— Il s’appelle Mr. Whitshell. Il est dresseur de chiens. Il va dans les écoles pour parler aux élèves de la vie des animaux et comment il faut s’en occuper et tout ça. Il m’a promis que, si je te conduisais chez lui, il t’aiderait. Maintenant, tu attends là.

Elle poussa une porte, tendit la lampe de poche à Abernathy, franchit le seuil et disparut en poussant le vantail derrière elle. Abernathy orienta le pinceau lumineux vers le mur et attendit. Les choses allaient un tantinet trop vite pour lui ; mais s’il avait la moindre chance d’échapper à Michel Ard Rhi, il n’allait pas la laisser passer.

Élisabeth revint en un clin d’œil, les bras chargés d’un indescriptible fardeau. Elle avait revêtu un manteau, enfilé des gants et tenait à la main un petit sac brillant.

— Enfile ça ! ordonna-t-elle en lui présentant un pardessus et un chapeau. Je les ai trouvés dans un placard où on range les vieilles affaires.

Elle lui prit la lampe des mains, tandis qu’il se débattait avec le manteau. Quand il fut prêt, il eut la sensation d’avoir revêtu une bâche de bivouac. Quant au couvre-chef, il ne tenait pas en place. Élisabeth l’examina et pouffa.

— On dirait un espion !

Elle se retourna vers la porte, l’entrebâilla, jeta un coup d’œil circonspect et lui fit signe d’avancer. Ils s’engagèrent dans un couloir, descendirent un escalier en colimaçon et s’arrêtèrent devant une porte vitrée à double battant.

Abernathy hasarda un regard vers l’extérieur, par-dessus l’épaule d’Élisabeth. Une voiture était garée le long du mur du château. La cour était baignée de lumière, mais déserte.

— Prêt ?

— Prêt.

Elle poussa la porte et se précipita vers le véhicule pour ouvrir le coffre.

— Vite ! (Elle l’aida à grimper à l’intérieur.) Ne t’inquiète pas ! ajouta-t-elle, les mains posées sur le hayon. Je reviendrai te chercher dès qu’on sera à l’école. Sois patient !

Le capot se referma, comme la mâchoire d’un dragon sur sa victime, et ce fut le noir complet.

Abernathy n’avait pas rejoint sa cachette depuis plus de quelques minutes qu’il entendit des voix. Les portières claquèrent et le moteur ronronna. La voiture démarra et prit de la vitesse. Il était secoué, ballotté, brinquebalé comme un de dans un cornet. Le coffre était bien recouvert d’une sorte de tapis, mais il était trop mince pour amortir les chocs. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Abernathy était déjà quasiment assommé. Il essayait bien de se retenir à quelque chose, mais ne trouvait rien à quoi se raccrocher. Il finit par se rouler en boule, les pattes sur la tête, résigné à prendre son mal en patience.

Le voyage lui semblait interminable. Pour corser l’affaire, l’engin dégageait un odeur nauséabonde qui lui soulevait le cœur. Il fut bientôt assailli d’épouvantables maux de tête et se demanda s’il allait en réchapper.

Un siècle plus tard, la machine s’immobilisa. Les portières claquèrent et les voix s’éloignèrent. Il y eut des bruits de pas, de portes et de discussions étouffées, puis le calme revint. Abernathy en profita pour étirer ses muscles endoloris et faire l’inventaire de ses bosses, ecchymoses et autres meurtrissures. Il se promit alors que si jamais il sortait sain et sauf de ce cauchemar, de sa vie il ne remonterait dans un de ces horribles monstres mécaniques !

Le temps passait et Élisabeth ne revenait toujours pas. Abernathy s’était couché dans le noir, l’oreille aux aguets, imaginant déjà le pire : la fillette avait été retenue par quelque irrémédiable empêchement et il allait demeurer éternellement dans cette boîte en métal. Finalement, il succomba au sommeil. Il rêvait déjà, quand il fut réveillé par un bruit de pas.

On souleva le hayon et Élisabeth apparut. Elle était à bout de souffle.

— Dépêche-toi ! Il faut que j’y retourne tout de suite. (Elle l’aida à descendre.) Je suis vraiment désolée d’avoir mis tout ce temps, mais papa voulait venir avec moi et j’ai été obligée d’attendre qu’il… Ça va ? T’en fais une drôle de tête !

Abernathy se redressait tant bien que mal, en ajustant sa mise.

— Ce n’est rien, ce n’est rien. Tout va bien.

Quelques retardataires passèrent à distance. Il s’enveloppa étroitement dans son pardessus et abaissa le rebord de son chapeau sur son museau.

— Merci, Élisabeth, murmura-t-il. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi.

— Mr. Whitshell habite à moins de cinq kilomètres d’ici. Suis cette route. (Elle pointait l’index vers le nord.) Quand tu verras une plaque où il y a écrit « Forest Park », tu tourneras à droite et tu iras jusqu’au numéro 2986. (Elle lui sauta au cou.) Ô Abernathy !

Il la berça doucement.

— Ne te fais pas de souci pour moi. Je trouverai le chemin.

— Je dois y aller maintenant. (Elle s’écarta, fit demi-tour, s’éloigna de quelques pas et revint à toutes jambes.) J’allais oublier. Prends ça !

Elle lui glissait une enveloppe dans la main.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les sous pour le billet d’avion.

— Non, Élisabeth, s’insurgea le scribe en secouant la tête avec véhémence. Je te répète que…

— Tu peux les garder, tu sais. Tu en auras plus besoin que moi. Et puis, si tu y tiens tant que ça, tu me rembourseras quand on se reverra.

— Élisabeth…

— Non, non ! Tu les gardes, insista-t-elle, avant de se retourner. (Elle marcha sur quelques mètres et fit volte-face.) Au revoir, Abernathy. Tu me manqueras.

Puis elle détala comme un lapin, franchit le seuil de l’école et disparut.

— Toi aussi, tu me manqueras, murmura Abernathy, la gorge serrée.

Il était près de minuit quand Abernathy tourna dans la ruelle. Il avait fait fausse route par deux fois et avait été obligé de rebrousser chemin. Au 2986, il s’immobilisa devant une petite maison aux fenêtres ornées de jardinières. Il jeta un coup d’œil à travers les lattes des volets clos et aperçut un homme qui somnolait dans un fauteuil. Une étrange lumière bleutée éclairait son visage par intermittence. Le reste de la demeure était plongé dans l’obscurité.

Abernathy se dirigea vers la porte et frappa. Pas de réponse. Il frappa une seconde fois.

— C’est pour quoi ? grogna une voix, à l’intérieur.

Ne sachant que dire, le scribe attendit sur le seuil.

Au bout d’un moment, la voix s’éleva de nouveau.

— D’accord, d’accord. Une minute ! J’arrive.

Des pas s’approchèrent et la porte s’ouvrit. L’homme barbu aux paupières bouffies, qui se tenait devant lui, était celui qu’il avait surpris endormi dans son salon. Il était vêtu de « jeans » et d’une sorte d’épais bliaud duveteux à carreaux. Un ridicule chien noir, frisé comme un mouton, frétillait à ses pieds, le museau palpitant.

— Mr. Whitshell ?

L’homme écarquilla les yeux, bouche bée.

— Heu… (Il s’éclaircit la voix et déglutit péniblement.) Oui.

Abernathy jeta un regard circulaire, brusquement embarrassé.

— Je m’appelle Abernathy. Pourrions-nous…

L’homme sursauta.

— La gamine de Franklin ! Vous êtes celui dont elle m’a parlé ! Celui qui était censé être emprisonné quelque part, c’est ça ? Mais oui ! Vous êtes le chien qui parle !

— Je suis un homme changé en chien, pour être exact, rectifia Abernathy, pincé.

— Mais oui ! Mais oui ! C’est bien ce qu’elle m’a raconté ! (L’homme recula d’un pas.) Eh bien, entrez donc… Abernathy ! Pousse-toi, Sophie ! Laissez-moi prendre votre manteau. Il est trois fois trop grand pour vous, d’ailleurs. Et le chapeau ne fait rien pour améliorer les choses. Entrez ! Entrez !

— Qui est-ce, Davis ? demanda une voix de femme, quelque part au fond du couloir.

— Heu ! Rien, rien, Alice. Juste un copain. Rendors-toi ! (Il s’inclina, la mine confidentielle.) Ma femme, Alice, chuchota-t-il.

Il suspendit le manteau et le chapeau d’Abernathy au portemanteau du vestibule, entra dans le salon, alluma le plafonnier et désigna le sofa de la main. Sophie remuait la queue et poussait de petits jappements plaintifs en reniflant Abernathy. Le scribe la congédia d’un coup de patte discret.

La télévision était allumée. Whitshell baissa le son, vint s’asseoir en face d’Abernathy et se pencha vers lui.

— Eh bien, pour vous dire la vérité, je croyais que la gamine m’avait raconté des salades, fit-il à voix basse. Je croyais qu’elle avait tout inventé, mais… (Il sembla réfléchir un moment.) Alors, comme ça, vous avez été changé en chien ? En terrier, pour être précis. Fox-terrier ?

— Terrier blond à poils longs, corrigea Abernathy en regardant autour de lui.

— Mais oui, bien sûr ! (Whitshell se leva.) Vous savez quoi ? Vous avez l’air drôlement mal en point. Vous voulez boire un verre ? Manger peut-être ? Venez, je vais vous préparer un petit quelque chose.

Ils quittèrent le salon pour se rendre dans la cuisine. Comme Whitshell ouvrait la porte d’une étrange armoire blanche, le scribe fut stupéfait d’en voir l’intérieur s’illuminer. Un courant d’air froid vint lui chatouiller le museau. Il éternua. Whitshell posa sur la table une bouteille de lait, une grosse jatte remplie de pommes de terre et une fine écuelle ouvragée contenant de la viande. Ce faisant, il ne cessait d’exprimer sa stupéfaction. « Dieu tout-puissant ! Un chien qui parle ! » répétait-il sans arrêt. « Un vrai chien qui parle comme vous et moi ! » De déplacée, Abernathy finit par trouver cette insistance franchement insultante, mais parvint – non sans peine – à masquer son exaspération. Whitshell invita Abernathy à prendre place sur une des quatre chaises qui entouraient la petite table ronde, décapsula une canette de bière et s’assit à son tour.

— Dites, la gamine là… Heu, comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Élisabeth.

— Oui, c’est ça, Élisabeth. Donc Élisabeth disait que vous deviez aller en Virginie ?

Abernathy se contenta d’opiner, la bouche pleine. Il était mort de faim.

— Et qu’y a-t-il de si intéressant en Virginie ?

Le scribe prit le temps de mesurer sa réponse.

— J’ai des amis, là-bas.

— Mais alors, pourquoi ne les appelez-vous pas ? Enfin, je veux dire, si vous avez besoin d’aide, pourquoi ne pas leur passer un petit coup de fil ?

— Un… « coup de fil » ?

— Ben oui, quoi ! Un coup de téléphone.

— Ah oui ! le téléphone ! s’empressa d’acquiescer Abernathy, en rendant grâce à son infaillible mémoire. (Par chance, il avait entrevu une publicité sur l’objet en question, dans la chambre d’Élisabeth.) Le fait est qu’ils n’ont pas de téléphone.

— Sans blague ?

Davis Whitshell avala une gorgée de bière et se mit à observer Abernathy avec un petit sourire en coin. Le scribe pouvait presque l’entendre penser.

— Ça ne va pas être si facile de vous emmener jusqu’en Virginie, glissa-t-il d’un air préoccupé, après quelques minutes de silence songeur.

Abernathy releva la tête, hésita, puis répondit :

— J’ai un peu d’argent pour payer mon voyage.

Whitshell haussa les épaules.

— C’est bien possible, mais on ne pourra pas vous mettre dans un avion ou un train comme ça. Vous allez attirer l’attention. Heu… Pardonnez-moi de vous dire ça, mais les gens ne sont pas vraiment habitués à voir un chien marcher sur ses pattes de derrière, déambuler en pardessus et encore moins parler ! (Il s’éclaircit la gorge.) En plus, la gamine disait que vous étiez retenu prisonnier quelque part. C’est bien ça ?

— Oui. C’est Élisabeth qui m’a délivré.

— Dans ce cas, cette affaire pourrait tourner au vinaigre. Je pourrais bien m’attirer de sérieux ennuis en vous aidant. Il doit bien y avoir quelqu’un qui ne va pas du tout apprécier que vous lui ayez faussé compagnie ? Quelqu’un qui pourrait se lancer à vos trousses. Ce qui veut dire que nous aurons intérêt à être sacrément prudents. Et puis vous êtes plutôt spécial, vous savez. On ne tombe pas sur des chiens comme vous à tous les coins de rue. Heu ! des hommes, je veux dire ! Alors le mieux serait de la jouer ni vu ni connu, pigé ? (Il fronça les sourcils, comme s’il tentait de résoudre un problème particulièrement complexe.) Mais c’est pas gagné d’avance, hein. Il va falloir que vous fassiez exactement ce que je vous dirai.

— Je comprends, hasarda le scribe, que le jargon imagé de son interlocuteur laissait songeur. Pensez-vous pouvoir m’aider ?

— Tu parles Charles ! s’exclama Whitshell en se frottant les mains. Mais, pour le moment, le plus important c’est de dormir. On discutera de tout ça demain matin, à tête reposée. On trouvera bien une solution. Il y a une chambre d’amis au bout du couloir. Vous serez comme un coq en pâte. Le lit est fait. Alice ne va pas être ravie – elle n’aime pas ce qu’elle ne comprend pas – mais j’en fais mon affaire. Ne vous inquiétez pas. Venez, je vais vous conduire.

Il guida Abernathy vers la chambre, lui montra le cabinet de toilette attenant et lui remit un drap de bain. Pendant tout ce temps, il ne cessait de penser à voix haute : Dans la vie, il y avait les occasions ratées… Certaines opportunités ne se présentaient qu’une fois dans l’existence. Il fallait savoir les saisir… La chance souriait aux audacieux… Et autres platitudes du même acabit. Si seulement il pouvait trouver le moyen de retourner la situation à leur avantage, répétait-il à l’envi. Il suffisait de dégotter le bon plan… Avec un peu de jugeote…

Abernathy attendit la fin de la tirade pour commencer à se déshabiller. Whitshell lui désigna l’interrupteur, sortit et referma la porte derrière lui. Tout en se dévêtant, Abernathy réfléchissait vaguement aux commentaires de son hôte. Il n’aurait su dire pourquoi, mais ce discours le perturbait. Cependant, il était trop épuisé pour méditer sur le sujet. Il se coucha, éteignit la lumière et ferma les paupières.

La maison était silencieuse. On n’entendait que le frottement des branches contre la vitre. Elles crissaient comme… comme des griffes, songea distraitement Abernathy, avant de sombrer dans un profond sommeil.